La Dream Team de Cruyff 1993-1994 : référence absolue du football protagoniste

Temps de lecture : 22 minutes

« J’ai déjà dit que, pour moi, le football devait avant tout séduire le public. Il ne s’agit pas seulement de gagner. (…) Que vas-tu faire pour gagner et comment vas tu le faire ? Il faut en tout cas incorporer les fans dans la réponse pour lesquels le club est une partie de leur vie. » Mettre en avant le football protagoniste sans s’arrêter sur le travail de Johan Cruyff en tant qu’entraîneur est une ineptie. Si, aujourd’hui, de tels propos peuvent encore prêter à sourire pour certains passionnés qui ne s’intéressent qu’aux résultats, son discours est encore plus marginal dans le football européen des années 1990. Pourtant l’écho de ses propos franchira les océans, jusqu’aux entrailles de la Colombie par exemple, à l’image d’un Francisco Maturana qui revendique l’influence du néerlandais dans sa pensée footballistique. Surtout, son travail permet de renvoyer dos à dos les cultistes du « pragmatisme » et les adorateurs « idéalistes du beau jeu ». Johan Cruyff (puis Guardiola derrière lui) a associé à la perfection football construit, vecteur d’émotion, et gains de nombreux titres. Il l’a fait, certes dans un immense club, mais qu’il fallait reconstruire de A à Z. Parce que son football est une magnifique source d’inspiration pour tout éducateur ou passionné exigeant, BeautyFootball propose une rétrospective tactique d’un projet de jeu immensément riche. 

N.B : en cas de première visite sur le site n’oubliez pas d’aller lire mon « idée clée », car elle est cruciale pour comprendre tout le site. Vous ne le regretterez pas! 

Note au lecteur : Etant donné que nous sommes dans l’analyse de matchs assez anciens, la qualité de la vidéo et donc des images sélectionnées n’est pas toujours optimale. Merci pour votre clémence. Remercions tout de suite le support footballia.net (ainsi que youtube dans ce cas) sans qui rien ne serait possible. De plus, cette analyse s’appuie sur la lecture de quelques ouvrages ou articles que nous rappellerons à la fin du papier.

LE SOCLE : DES CONVICTIONS FORTES POUR LE DÉVELOPPEMENT D’UN GRAND PROJET COLLECTIF

En s’appuyant sur des articles ou des monographies, notamment ses Mémoires édités en France chez Solar, il est possible de mettre en avant, des principes transversaux, des idées de jeu voire de management très importantes pour lui. Il définit le football simplement : « pour moi, c’est de l’émotion. Je ne suis pas là pour empêcher l’équipe adverse de jouer, au contraire. Je ne veux pas m’ennuyer sur le banc. En tant qu’entraîneur, je veux me régaler et tendre vers un football parfait. Alors, les résultats  viennent d’eux-mêmes.« . Son modèle de jeu est fondé sur l’attaque, mais sa perspective est déjà globale : « Tout le monde sait que j’aime l’attaque. Mais pour attaquer, il faut défendre le plus haut possible dans le camp de l’adversaire« .

De plus, ce qui émerge fortement dans ses propos sur le jeu c’est l’importance qu’il donne à la gestion de l’espace de jeu. Rien ne peut se séparer de la notion « d’espace », et chaque mètre, que l’on soit en phase défensive ou en phase offensive a son importance : « Le joueur en possession du ballon a donc toujours un coéquipier juste devant et un autre juste à côté de lui. L’espace entre le porteur de balle et ses deux coéquipiers ne doit jamais être de plus de dix mètres. Un espace supérieur à dix mètres augmente le risque de perte de balle. (…) Avoir un style offensif c’est jouer sur l’espace qui va du rond central de sa partie de terrain jusqu’à la surface de réparation de l’adversaire, donc sur un terrain de quarante-cinq mètres de long et de soixante mètre de large. Ce qui fait environ neuf mètres de long par ligne. Pourquoi ces distances sont-elles tellement importantes ? Parce que si on les maîtrise, les joueurs peuvent plus facilement et efficacement reprendre les positions les uns des autres et il y a toujours assez de joueurs derrière le ballon. » Dans ce cadre, l’entraîneur néerlandais ne peut tolérer l’immobilisme : « cela me rend dingue de voir des joueurs immobiles sur le terrain. C’est impardonnable. Quand on est en possession de balle, onze joueurs doivent s’activer sur la pelouse. Ils doivent évaluer minutieusement les distances. L’importance ce n’est pas combien de mètres tu parcours mais comment tu les parcours ». Il est toujours bon de lire ces propos qui permettent de nuancer l’importance de la statistique des kilomètres parcourus, qui, non dénuée d’intérêt, reste affichée à outrance dans les médias.

Si l’entraîneur révolutionnaire qu’est Johan Cruyff accorde énormément d’importance à l’espace de jeu, il révolutionne celui-ci de par l’importance qu’il donne à la phase de préparation et notamment à l’implication du gardien de but dans celle-ci : « L’espace sur le terrain est le fil rouge de ma vision du jeu : il s’agit surtout de créer de l’espace pour soi-même. Pour ce faire, la phase de préparation de l’action est cruciale. (…) une attaque se construit dès que le gardien touche le ballon. C’est lui le premier attaquant. Lorsque le gardien a le ballon, la défense réagit plus vite que l’attaque ; souvent, l’un des deux défenseurs s’est démarqué et est parti vers l’avant. Le jeu se construit dès que le gardien lui fait une passe. » 

Néanmoins, faire de Johan Cruyff un pur théoricien serait une erreur. C’est d’abord un homme aux intuitions de génie et qui sait associer ses idées au contexte en présence. Comme il le rappelle tout part des joueurs et du contexte des clubs : « Tout l’art du football au top, c’est d’utiliser de manière optimale les talents dont on dispose et de former une bonne équipe. (…) Pour mon équipe idéale, je chercherais donc une formule qui, dans tous les cas, permettrait aux talents de s’exprimer de manière optimale et où les qualités de l’un répondrait aux qualités de l’autre. (…) En ce qui me concerne, je mène toujours ma réflexion en partant de ce qui passe sur le terrain. Du bas vers le haut, du terrain vers la direction. (…) En tant que joueur ou tant que coach, il faut pouvoir se mettre dans la peau de ces gens. Aux Pays-Bas, les attentes ne sont pas les mêmes qu’en Allemagne, qu’en Angleterre, en Espagne ou en Italie. Les mentalités diffèrent. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas jouer à l’italienne si l’on habite aux Pays-Bas. « 

Et il n’oublie pas de citer ses principales sources d’inspiration en précisant l’importance pour chacun de se construire en autonomie : « je pense que Van der Veen et Michels sont ceux qui m’ont le plus influencé. (…) Ce sont eux qui m’ont formé, mais finalement, on se forme soi-même. »

Désormais il s’agit de voir comment ses principes s’animent sur le terrain.

COMPOSITION ET ANIMATION

En préambule, il s’agit de revenir sur cette composition d’équipe et sur le contexte de cette analyse. Johan Cruyff pratique un turn-over relativement important et il serait indécent de ne pas mentionner l’importance d’un Michael Laudrup au sein de cet effectif. Si le groupe n’est pas immense, beaucoup de joueurs sont impliqués dans le gain d’un maximum de titres dans cette saison 1993-1994 : Eusebio Sacristan (dont le travail à la Real Sociedad en tant qu’entraîneur fut remarquable), Juan Carlos, Estebaranz, Begiristain. Ce 3-4-3 est très légèrement asymétrique de par le positionnement de Stoichkov. Très libre sur le terrain, il se balade entre la ligne de touche et la zone de Romario, à la différence du piston opposé plus discipliné sur la largeur. Par ailleurs, les permutations et dépassements de fonction sont nombreux ce qui rend cette composition d’équipe « liquide ».

En outre, l’analyse qui suit n’a pas la prétention à l’exhaustivité. Il serait réducteur de résumer l’ampleur d’un travail débuté en 1988 à cette unique saison 1993-1994 et a un échantillon de matchs limité. Je ne peux que pousser le lecteur a visionner lui-même un maximum de matchs tant ceux-ci sont riches.

DIVINE SYMPHONIE EN PHASE OFFENSIVE : DES INDIVIDUALITÉS AU SERVICE DU COLLECTIF ET UN COLLECTIF QUI SUBLIME LES INDIVIDUALITÉS

Puisque l’ensemble de l’équipe est impliqué dans la phase offensive, analyser celle-ci ligne par ligne peut apporter de la clarté. Zubizarreta, le portier du FC Barcelone, adopte une attitude relativement peu commune dans les années 90. Sa première préoccupation est de trouver l’homme libre à la relance. Cela passe souvent par du jeu court, puisque en proposant une défense à 3, il y a souvent un joueur disponible face aux attaquants adverses. Le vétéran de l’équipe est apprécié par Cruyff car il prend également beaucoup d’initiatives balle au pied et surtout il n’hésite pas à sortir de sa surface de réparation, avec le ballon ou pour couper les attaques adverses. L’intention collective partagée par tous les joueurs dont le gardien est de ne pas se débarrasser du ballon une fois celui-ci obtenu :

(Situé proche de la ligne de touche le joueur d’Osasuna attaque par du jeu long.)

(Celui-ci est récupéré par Goikoetxa qui donne en 1 touche à son partenaire dos au jeu.)

(Alors que le joueur d’Osasuna court seul dans la zone comme un poulet sans tête, une remise permet de sécuriser la possession. Dès lors, un premier triangle apparaît.)

(Un «une-deux » réussi suivi d’un bon contrôle orienté permet d’aller fixer. Un nouveau coéquipier se propose alors en relais pour faire avancer le jeu. Il sera servi au moment parfait.)

(Bakero, en possession du ballon et ayant eu le temps de se retourner, perçoit Romario qui attaque l’espace. La défense d’Osasuna est désorganisée et c’est une occasion nette qui peut se profiler.)

(Romario porte le ballon et attaque la surface de réparation. On passe d’une situation de récupération du ballon aux alentours de la surface à une occasion nette sur le but adverse.)

Tous les joueurs sont concernés mais surtout, tous, savent prendre la bonne information permettant d’optimiser son placement pour prendre la meilleure décision possible comme ici entre se retourner et jouer en remise. Cette capacité à anticiper ce que l’adversaire va faire permet d’éliminer la première ligne adverse très souvent et sans grande difficulté :

(Goikoetxea dispose du cuir et deux coéquipiers se proposent à lui, bien étagés. Le souci étant que les joueurs du Real sont proches de ces derniers. Il apparaît difficile de se retourner. Alors, l’idée va être de fixer.)

(Goikoetxea sert Guardiola qui sent la présence autour de lui et réalise une passe de fixation en remisant. L’effet de cette remise est encore plus optimal : alors que 2 joueurs du Real étaient dans la zone du catalan et auraient pu resserrer c’est un 3ème joueur qui dézone sur Guardiola. Les conséquences seront dévastatrices.)

(Lorsque le joueur madrilène se replace après avoir été fixé il est trop tard. Les Blancs sont tous sur la même ligne et il y a un intervalle qui ne résiste pas au talent de Goikoetxea.)

(La passe verticale réussie mène au décalage immédiat. Bakero, toujours lui, va pouvoir attaquer la dernière ligne adverse.)

La séquence ci-dessus laisse déjà observer l’implication des 3 défenseurs centraux blaugranas dans la construction des actions. C’est l’un des points clés permettant de comprendre le projet de jeu de Cruyff. Attirer l’adversaire pour jouer sur l’homme libre ou la zone libérée est une technique régulièrement employée via les passes de fixation. Il faudrait rajouter à l’éventail des outils du FC Barcelone la capacité à porter le ballon pour éliminer l’adversaire balle au pied et la verticalisation quasi-automatique des premières passes dès qu’un intervalle se présente. Ronald Koeman est un maître absolu de l’exercice. C’est un délice de le regarder déchirer les blocs adverses comme du papier journal avec une telle facilité :

(Le joueur du Deportivo La Corogne, pressé par Stoichkov, cherche à allonger.)

(Le ballon atterri dans la zone de Koeman. Ce dernier fait face à Bebeto qui l’attaque mais ne s’affole pas. Il prend le temps de « voir loin ».)

(Alors que Koeman est cadré par Bebeto, qu’il pourrait protéger la sphère, se retourner pour servir son gardien ou bien sécuriser la possession par une passe à son partenaire face à lui, l’international néerlandais opte pour la solution la plus difficile : la passe profonde, verticale, diagonale, hors du champ de vision du téléspectateur, qui brise le bloc adverse.)

(Grâce à cette passe réussie, l’attaque peut se déployer encore plus dangereusement, puisque la remise effectuée après permettra de trouver Guardiola face au jeu.)

Quand le défenseur central crée lui-même le décalage jusqu’à la surface adverse :

(Zubizarreta, fidèle à lui-même, relance à la main directement sur un défenseur libre.)

(Après un court échange, le porteur de balle, Nadal,  se rend compte que les solutions courtes proches de lui sont coupées. Il prend la décision de gagner des mètres balle au pied.)

(Alors que les joueurs de la première ligne d’Osasuna restent sur leurs vis-à-vis, Nadal avance avec le ballon jusqu’au cœur du jeu où il prend le risque de dribbler son adversaire. Pendant ce temps Romario est déjà dans l’action d’après et enclenche un appel lui libérant de l’espace.)

(D’un crochet court, il envoie valser son vis-à-vis entouré en rouge. Grâce à l’appel intelligent de Romario, Nadal se retrouve avec un gigantesque espace libre devant lui, qu’il peut attaquer balle au pied.)

(Quelques secondes plus tard, les défenseurs basques tentent de fermer la porte. 2 solutions s’offrent alors à Nadal : trouver Romario entre les 2 défenseurs ou écarter à gauche pour Stoichkov totalement seul. C’est la 2eme solution qui sera choisie.)

Toutes ces initiatives venues de l’arrière sont aussi rendues possibles dès lors que Johan Cruyff impose une défense à 3 et Pep Guardiola devant eux. Ce diamant, crée une supériorité numérique très difficile à gérer pour les adversaires :

(Cette image parle d’elle-même et résume le problème tactique posé par les Blaugranas à la majorité de leurs adversaires : un 4 contre 3 est visible en phase de relance. De plus, le positionnement pertinent en diamant crée de nombreuses solutions de passes, notamment pour des passes diagonales qui sont les plus efficaces.)

Ainsi, tel un magicien consultant son grimoire, les solutions sont nombreuses, individuelles ou collectives, face aux problèmes posés par l’adversaire pour sortir le cuir. Ainsi, il ne faudrait pas oublier le jeu long, maintes fois utilisé notamment par un Ronald Koeman très à l’aide dans l’exercice.

La vidéo ci-dessous donne la possibilité de mieux visualiser l’ensemble des propos écrits plus haut :

 

Dans une équipe qui aime dominer le ballon et qui a les moyens techniques et tactiques de le faire, l’attaque placée est l’un des procédés à maîtriser pour déstabiliser l’adversaire. Alors qu’en 2020, une maîtrise de ce type de situation semble presque « commune » aux grandes équipes, ce n’est pas le cas dans le contexte précédent. A l’époque, le milieu de terrain est plus un champ de mine où seul le plus créatif, le numéro 10 par exemple, semble pouvoir s’exprimer pour organiser le jeu de son équipe (lire : L’Odyssée du 10, gloires et déboires du meneur de jeu, par l’équipe des cahiers du football pour aller plus loin). C’est pourquoi, le FC Barcelone de Cruyff est véritablement avant-gardiste à l’époque puisque l’on peut déjà parler d’un véritable prototype de « jeu de position » qui se déroule sous nos yeux en 1993-1994.

  Dans cette phase de jeu, la maîtrise affichée de l’alternance jeu sur largeur – jeu en profondeur en fonction du contexte est bluffante. Le déchet technique est très faible et les solutions de passes sont très nombreuses grâce à la grande présence de joueurs situés derrière le ballon et la ligne de pression adverse :

(Une configuration que l’on retrouve souvent et qui synthétise le placement des Barcelonais en attaque placée : du monde sur les extérieurs et surtout beaucoup de joueurs dans l’axe, étagés, prêts à combiner ensemble. Un maître à jouer dans cette zone de jeu : Pep Guardiola à la passe ici.)

La qualité du placement collectif associé à une brillante technique partagée par tous les joueurs fait des Barcelonais les maîtres de l’utilisation pertinente de la largeur ou de la profondeur. Le ballon circule vite, chaque joueur montre une capacité d’analyse de la situation très importante :

(C’est une touche, jouée depuis le côté gauche. Laudrup est servi.)

(Laudrup donne à Guardiola, qui en 2 touches fait circuler à l’opposée sur une zone libre.)

(Celle-ci s’est refermée mais l’objectif de cette circulation latérale rapide en peu de touches de balle est bien de faire courir l’adversaire pour ouvrir une ligne de passe au cœur du jeu. Deuxièmement, cela permet de gagner quelques mètres dans le camp adverse et de positionner Guardiola, ici à l’image, face au jeu.)

(Derrière c’est la science de la passe et une relation forte qui est visible : Guardiola casse une ligne par une passe verticale pour Romario, hors de l’image.)

(Cette passe verticale trouve son destinataire, et c’est une situation de 1 contre 1 potentielle qui se présente.)

La force de la relation technique entre Guardiola et Romario est décisive pour mettre l’adversaire en grande difficulté dans cette phase de jeu :

(L’action s’est déployée côté droit mais le joueur barcelonais perçoit qu’il pourrait se faire enfermer. Il décide de recentrer le jeu sur un homme libre dans l’axe.)

(Guardiola reçoit alors le ballon face au bloc bas du Real Madrid, compact mais relativement désorganisé à l’image du porteur Blaugrana non cadré. Deux solutions s’offrent à lui, ouvrir côté ou tenter une passe à l’intérieur.)

(Guardiola et Romario se trouvent les yeux fermés match après match. Il n’est donc pas étonnant que le Catalan opte pour la passe la plus difficile au cœur du bloc. )

(Derrière c’est le talent qui parlera avec ce 1 contre 1 magnifiquement joué via le fameux « café-crème » du Brésilien qui fait la différence et amène un face à face et l’ouverture du score.)

La relation technique entre Guardiola et Romario est un véritable régal pour les yeux. Entre les ouvertures millimétrées du premier et les gestes de classe du second, ce sont deux individualités hors du commun qui subliment le collectif.

De plus, cette capacité à jouer si bien sur la largeur et la profondeur permet une manipulation efficace de l’adversaire, et la création d’un doute permanent dans son esprit. Mais l’une des plus grandes force de ce collectif, c’est la capacité à réaliser des combinaisons dans le cœur du jeu là où les espaces sont les plus réduits. Les circuits autour du désormais célèbre « 3ème homme » sont fréquents dans cette perspective :

(Comme souvent sur attaque placée, Guardiola est à la baguette, face au jeu, non cadré par un adversaire bien trop passif surtout lorsqu’un intervalle se présente à lui. Guardiola n’hésite pas et choisit la passe risquée pour son relais préféré à l’intérieur : Romario)

(Comme souvent la caméra n’est pas au niveau de la séquence de jeu proposée : Guardiola, qu’il faut imaginer dans la zone du rond vide, a servi Romario au cœur du bloc adverse. Celui-ci remise en 1 touche de balle pour Bakero qui s’est déjà projeté dans la continuité de l’action.)

(Bakero reçoit la passe de Romario, élimine un joueur sur son contrôle orienté et s’apprête à passer devant le second.)

(Bakero a réussi à trouver à Stoichkov par une passe diagonale. Celui-ci se retrouve dans son registre préférentiel avec un 1 contre 1 à jouer dans la zone de finition.)

(C’est ensuite le talent du joueur qui fait la différence : il réussit à déborder son vis-à-vis et surtout à trouver un trou de souris à la droite du gardien pour placer le ballon dans le soupirail et marquer.)

Évidence de la relation Guardiola-Romario, circuits d’appuis-soutiens, volonté de mettre les joueurs talentueux en situation de 1 contre 1 pour faire la différence, tout est présent dans cette séquence. Cruyff synthétise lui-même sa vision du jeu de position dans ses Mémoires : « Si les cinq lignes sont bien en place et si tout le monde fait ce qu’il doit faire, des triangles essentiels pour le jeu de position se créent d’eux-mêmes un peu partout. Un joueur se concentre donc sur la passe, un autre sur la réception du ballon et un troisième se démarque, pour que l’on puisse ensuite lui repasser la balle. »

Ces images doivent aussi permettre de mettre en avant un autre homme décisif du système conçu par J.Cruyff : José Maria Bakero. Tantôt mur remiseur, tantôt en projection, l’intelligence de jeu et la qualité de déplacement de cet attaquant font de lui une clef de voûte presque inamovible de l’effectif :

(Bakero, bras tendu à l’image, place ses hommes pour négocier au mieux ce coup de pied arrêté tiré par Koeman, et va se placer entre les lignes.)

(Après avoir fait mine de partir en profondeur, Bakero vient proposer une remise à Koeman.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Bakero a ouvert l’espace dans l’axe suite à sa remise et Koeman en profite pour servir Romario.)

(Romario vient faire le mur à son tour : c’est une nouvelle remise en 1 touche pour Koeman pendant que Bakero initie sa projection.)

(La relation à trois se dessine avec une merveille de passe par-dessus de Koeman pour Romario qui prépare une déviation, cette fois-ci aérienne pour Bakero en projection.)

(Romario réalise une passe de la tête pour Bakero lancé qui s’en va tromper le gardien d’une splendide reprise de volée devant le but.)

Toutes ces séquences mises bout à bout permettent de comprendre toute la force et l’importance de chaque joueur placé dans l’axe de cette équipe pour créer des décalages : Koeman à l’arrière, Guardiola au milieu, Bakero juste devant lui dans tous les intervalles, et Romario en pointe, mais toujours en capacité de s’inclure dans les cheminements. Dans le football protagoniste, l’attaquant se doit souvent d’être en capacité de faire jouer les autres. C’est le cas ici. Ensuite, c’est un festival de triangulations, de jeu sans ballon, de prise d’espace (le rôle de Stoichkov dans la prise de profondeur ne doit pas être négligé.). La phase de finition est très souvent liée à ces combinaisons dans les petits espaces même si les centres sont aussi très présents, bien souvent au sol ou en retrait.

En bref, la phase offensive de cette équipe atteint probablement son apogée en cette saison 1993-1994. Chaque joueur sait ce qu’il doit faire, au moment où il doit le faire. Les individualités se fondent dans ce collectif et le font resplendir, se réinventer à chaque match. La vidéo qui suit tente d’en présenter une synthèse à travers quelques mouvements marquants :

 

UNE PHASE DÉFENSIVE AVANT-GARDISTE : DÉFENDRE EN ZONE, AVANCER, HARCELER

« En premier lieu l’équipe doit savoir ce qu’il faut faire en cas de perte de balle. Cela n’a donc pas grand chose à voir avec la technique ou la présence d’un joueur comme Messi. L’important, c’est la mentalité que l’on transmet aux jeunes durant leur formation. (…) Parce que défendre c’est bien se positionner. »  Si les Blaugranas attaquent en grand nombre et provoquent des supériorités numériques dans certaines zones du terrain, c’est aussi pour pouvoir le récupérer plus facilement dans les zones attaquées :

(La passe de Guardiola va être interceptée par un défenseur d’Osasuna.)

(Alors que le milieu de terrain basque s’apprête à récupérer le ballon, il y a déjà 4 joueurs du Barça dans une zone réduite du terrain. Parmi eux, le plus proche du ballon initie une course de harcèlement.)

(Si cette course de harcèlement n’a pas permis la récupération immédiate du ballon de par la bonne conservation du milieu basque, elle a néanmoins permis aux joueurs de Cruyff de se replacer derrière le ballon.)

(La passe du milieu étant négative, vers l’arrière, elle permet a un autre milieu de terrain de gicler pour aller cadrer l’adversaire dans le bon timing.)

(Cette course de harcèlement oblige le joueur d’Osasuna a trouver une solution très rapidement. Il opte pour le jeu long derrière la première ligne barcelonaise.)

(Cette passe par-dessus est une solution pour les Basques mais elle représente un temps de passe « long ». Celui-ci permet à un nouveau défenseur du Barça de sortir sur lui avant qu’il le contrôle.)

(Récupération du ballon réussie pour le FC Barcelone. Celle-ci s’est effectuée dans le camp basque, ces derniers n’ayant pas pu dépasser la ligne médiane bien visible ici.)

Ce type de comportement défensif est relativement rare dans le contexte des années 90. Toutefois, le terme de « pressing » étant aujourd’hui très polysémique, capable de s’incarner sous de nombreuses formes différentes il est peut-être préférable de parler de « harcèlement ». De plus, celui-ci n’est pas aussi systématique et collectif que ce que l’on peut apercevoir dans les meilleures équipes des années 2020. Ce harcèlement se déclenche souvent lorsque l’adversaire réalise une passe vers l’arrière ou purement horizontale. Provoquer l’erreur technique, donner le temps aux partenaires pour se replacer en zone, et orienter l’adversaire contre une ligne, telles sont les règles principales qui régissent ce comportement défensif avant-gardiste pour la période.

(Le Barça ne presse pas haut systématiquement et très rarement à hauteur de la surface adverse : très souvent les joueurs sont tels que sur l’image, bien positionnés en zone et attendent le moment opportun pour déclencher une course.)

(Même face au grand Real Madrid, un placement de qualité et une grande concentration peuvent suffire à mettre la pression et à créer l’erreur : ici les joueurs catalans sont dans leurs zones, étagés en diagonale pour compenser si besoin. Du coup le défenseur madrilène cherche à jouer long. Sa passe est déviée par erreur sur un coéquipier.)

(Alors que le joueur du Real Madrid protège le cuir, il doit déjà gérer une supériorité numérique favorable au FC Barcelone : de plus, on observe la volonté blaugrana de défendre sans se jeter, de « gicler » correctement.)

Le couloir de jeu axial est la zone de jeu principale à défendre pour les 11 joueurs du FC Barcelone :

(La zone du milieu de terrain est totalement verrouillée par les Blaugranas : les joueurs sont compacts, proches les uns des autres, les solutions courtes sont coupées comme le montre les différentes orientations corporelles.)

(Face à la densité, le joueur madrilène décide d’orienter côté droit.)

(Sur le temps de passe, tout le bloc coulisse côté droit, pour fermer les espaces et mettre la pression sur l’adversaire.Cette image laisse aussi observer une bonne occupation de la largeur mais des espaces entre les lignes.)

(Le joueur couloir du Real Madrid est cerné et entreprend une passe négative, c’est l’occasion d’avancer pour tenter de gagner des mètres.)

(La passe en profondeur est effectuée sous la pression, elle est surtout lue par le piston barcelonais, qui va conserver son temps d’avance et récupérer le ballon.)

(Le ballon est récupéré et va pouvoir être relancé.)

Face à des adversaires à la qualité technique limitée notamment en phase de préparation, proposer un bloc compact, des lignes de passes courtes coupées et une agressivité maîtrisée permet de récupérer de nombreux ballons sans grande difficulté. Cependant, lorsque l’adversaire réussi à se débarrasser du 1er rideau, le FC Barcelone doit s’adapter et utilise certaines techniques permises par la défense à 3 : si un attaquant adverse décroche, celui-ci est très souvent suivi par l’un des joueurs de la ligne de 3 défensive. Dans ce cadre, Guardiola ou un piston viennent souvent compenser :

(Les joueurs de Valence tentent d’attaquer la dernière ligne du Barça. Koeman surveille son attaquant central.)

(Alors que le joueur de Valence propose un appel contre la ligne, Koeman décide de le suivre. La zone axiale est dégarnie et Guardiola se prépare à compenser. Le cadrage du porteur permet d’avoir le temps suffisant pour ajuster son placement.)

(La ligne de 3 est reconstruite par Pep Guardiola, et dans le couloir c’est un 3 contre 2 à jouer pour Barcelone. Celui-ci permettra une nouvelle fois de récupérer la sphère.)

Dans cette phase défensive plus proche de la surface de Zubizarreta, la science tactique des joueurs et les compensations jouent un rôle crucial notamment pour compenser un déficit athlétique dans les duels : « A Barcelone, par exemple, notre duo de défenseurs centraux, Pep Guardiola et Ronald Koeman n’étaient ni rapides, ni à proprement parler des défenseurs. Pourtant on jouait toujours sur la moitié de l’adversaire. (…) Guardiola et Koeman étaient si forts dans leurs positions qu’ils interceptaient le ballon à tous les coups. A première vue, ils n’étaient pas les défenseurs centraux idéaux, mais en fait, cela fonctionnait bien. ».

Les pistons jouent aussi un rôle clé dans l’organisation défensive imaginée par Johan Cruyff comme il l’explique lui-même très bien dans cette courte vidéo :

Courte démonstration par l’exemple :

(Alors qu’il y a un ballon aérien à négocier, Sergi se replie auprès de sa dernière ligne pour garder une présence importante et qualitative.)

(Récupération du ballon, passe vers l’arrière pour reconstruire, et Sergi commence sa course pour se repositionner haut.)

Enfin, l’équipe de Johan Cruyff est passionnante à analyser parce qu’elle est enrichissante dans tous les registres : elle est tout aussi redoutable sur attaques rapides. Dans ce cadre, Romario en relais pour remonter le ballon, et Stoichkov pour prendre la profondeur et attaquer des défenses créent de nombreuses brèches. Petite sélection vidéo :

CONCLUSION :

Jusqu’à quel point les grands joueurs fabriquent-ils les grands entraîneurs ? A l’inverse comment mesurer l’influence d’un entraîneur sur ses joueurs au très haut niveau ? Dans les équipes de légende, ces questions sont transcendées : il s’agit d’une harmonie collective, une rencontre et une complicité qui se développe entre des êtres exceptionnels. Un entraîneur peut-il apprendre à Romario comment marquer un but ? Pourtant, le brésilien aurait-il marqué sa trentaine de buts sur la saison sans les caviars de Guardiola (et de Laudrup) ? Mais aurait-on vu Guardiola au plus haut-niveau si Johan Cruyff n’avait pas été l’entraîneur de l’équipe ? Toutes ces questions permettent de rappeler à l’observateur la vanité de l’exhaustivité. Or, tout est lié, l’essence du football et sa complexité résident dans l’aspect collectif de ce sport et les interactions qui le construisent. Par conséquent, devant un tel modèle de jeu, si complet et si inspirant pour l’observateur (malgré ses imperfections), le cynisme, le « supporterisme primaire », ou les luttes d’opinion sur le « beau jeu » volent en éclat. Il s’agit surtout d’écouter, de regarder et de s’enrichir tant qu’on le peut. Et Cruyff de conclure  : « Le coach est la seule personne obligée de voir tous les matchs de son équipe. Autant prendre du plaisir, non ?  » 

POUR ALLER PLUS LOIN :

1/ WALSH, David, Johan Cruyff Mémoires, (traduit par Myriam Bouzid et Arlette Ouananian) chez Solar. L’essentiel des citations provient de cet ouvrage !

2/ COSMIDIS Raphaël, KUCHLY Christophe, MOMONT Julien, les entraîneurs révolutionnaires du football, chez Solar.

3/ COSMIDIS Raphaël, GARGOV Philippe, KUCHLY Christophe, MOMONT Julien, L’Odyssée du 10 : gloire et déboires du meneur de jeu, chez Solar.

4/ Johan Cruyff explique son diamant en vidéo (espagnol via chaîne Fulbo)

5/ Documentaire passionnant sur la Dream Team (en espagnol).

6/ Beaucoup de matchs sont disponibles sur Youtube et Footballia .

Parce que le prisme tactique est limitée pour comprendre la globalité d’une équipe quelques papiers sur le quotidien et les péripéties de cette équipe jusqu’à sa chute :

https://www.eurosport.fr/football/liga/2017-2018/romario-et-stoichkov-histoire-d-une-improbable-cohabitation_sto6323651/story.shtml

https://www.eurosport.fr/football/le-barca-de-cruyff-un-ovni-devenu-reference_sto6357337/story.shtml

 

 

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